ARN - FRAGMENTS ET TUMEURS VÉGÉTALES

Mais revenons quelque trois ans en arrière.

En 1974, rappelons-le, Beljanski et ses collaborateurs avaient isolé 1'ARN tumorigène de la
bactérie AgrobacterEum tumefaciens, qui provoque chez les plantes la formation des tumeurs
cancéreuses appelées crown-gall. Ils avaient aussi extrait, à partir d'une autre bactérie,
Escherichia coli, qui, elle, n'est pas cancérogène, un autre ARN tumorigène, de taille et de
composition similaires à celles du premier, découvert lié à une importante enzyme, 1'ADN
polymérase ARN dépendante. Ils avaient montré que les ARN tumorigènes, introduits dans des
tiges saines de Datura stramonium cultivées in vitro d'une manière qui favorisait un afflux
d'auxine, induisaient la formation de tumeurs en tout point semblables à celles que provoque,
dans les mêmes conditions de culture, l' inoculation d'A. tumefaciens.

L'équipe savait, d'autre part, produire des ARN amorceurs de la réplication de 1'ADN en
découpant à l' aide de la ribonucléase pancréatique les ARN de grande taille extraits des
ribosomes d'E. coli.

Les tumeurs de crown-gall résultent d' une forte prolifération cellulaire, donc d' une réplication
très élevée d'ADN, traduisant une modification du programme normal de la multiplication
cellulaire. Quel signal avait imposé ce changement, cette intensification de la réplication ? Les
ARN tumorigènes agiraient-ils à la manière d'un amorceur? Ils devaient certainement exercer
une action au niveau de 1'ADN. Pourtant, leur taille, de 120 à 150 nucléotides, était bien
supérieure à celle des amorceurs, de 20 à 50 nucléotides.

Beljanski postule alors que 1'ARN tumorigène introduit dans la plante est découpé par les
enzymes présentes dans les cellules végétales pour donner un ARN-fragment amorceur. I1 faut
pour cela, d'une part, que 1'ARN tumorigène se trouve, dans la plante, en présence d'une
nucléase qui le découpe de manière à former un fragment riche en bases puriques; d'autre part,
que la composition nucléotidique de ce fragment lui confère une affinité pour 1'ADN de la
cellule qui va subir la transformation tumorale, c'est-à-dire qu'il contienne une séquence courte
capable de se fixer sur cet ADN au niveau d'un site de réplication.

En 1975, Beljanski et Mme Aaron-Da Cunha vont démontrer que des ARN-fragments
d'origines radicalement différentes, dont certains sont même isolés à partir de tissus animaux,
mais qui ont en commun leur taille, de 20 à 50 nucléotides, et leur riches se en bases puriques ,
sont capables d'induire des cancers végétaux, à condition qu'une auxine, hormone de
croissance végétale, soit présente en quantité supérieure à la normale.

Des ARN extraits de foie de singe ou de lapin, de bactéries autres que A. tumefaciens et de virus
(réovirus) sont découpés à l'aide de la ribonucléase pancréatique (celle-ci, rappelons-le,
produit des fragments riches en bases puriques). Les chercheurs vérifient d'abord que les
fragments obtenus se comportent in vitro comme des amorceurs vis-à-vis de 1'ADN isolé de
Datura stramonium. Puis ils les inoculent à des tiges de Datura cultivées in vitro sur un milieu
stérile et, comme précédemment pour les essais de 1'ARN tumorigène d'A. tumefaciens, dans
des conditions assurant la présence d'une quantité d'auxine bien supérieure à la normale (les
tiges sont placées à l'envers sur le milieu de culture).


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Nécrose par les ARN-fragments U2
des tissus tumoraux de Pois induits par A. tumefaciens B 6 Go ur 8)

Le Goff et Belianski, réf.82)

A gauche: traité
A droite: non traité (eau)

Les fragments testés induisent régulièrement des tumeurs identiques aux tumeurs de crown-
gall. Leurs tissus possèdent les propriétés caractéristiques des cancers végétaux:
développement continu sur l'hôte; croissance in vitro sur des milieux dépourvus d'hormones,
sur lesquels les tissus sains ne poussent pas; capacité d'être greffés sur des plantes saines de
même espèce et d'y donner naissance à des tumeurs secondaires; enfin, au niveau histologique,
aspect anarchique, totalement désorganisé.

La nécessité de la présence d'un excès d'auxine pour la production des tumeurs sera expliquée
quelques années plus tard. Pour l'instant, les chercheurs, comme nous l'avons dit dans un
chapitre précédent, établissent un parallèle entre ces tumeurs végétales et les cancers hormono-
dépendants des animaux et de l'homme.

Dès la fin de cette série d'expériences, Beljanski envisage la possibilité d'obtenir un effet
inverse, c'est-à-dire d'inhiber, à l'aide d'autres ARN-fragments, le développement des cellules
tumorales dont la formation est déjà induite.

Le. retour à la normale d'une cellule cancéreuse n'a rien d'impossible: naturel ou provoqué, il
a été constaté chez les animaux comme chez les végétaux, in vivo et in vitro.

Pour arrêter la prolifération exacerbée, anarchique des cellules et leur rendre un comportement
normal , le. s ARN- fragments antitumoraux devront pouvoir se fixer de manière spécifique sur
1'ADN des cellules cancéreuses, sans affecter le fonctionnement des cellules normales; ils
doivent également être capables de contrecarrer l'action de l'auxine sur la prolifération
cellulaire.

Cette fois, les chercheurs vont découper les longues molécules d'ARN ribosomique d'E. coli
Sho-R à l' aide d' une enzyme différente, la ribonucléase U2, qui ne scinde pas la châîne au
niveau des mêmes nucléotides que la ribonucléase pancréatique. Aussi les fragments obtenus,
d' environ 70 nucléotides se montreront-ils doués de propriétés différentes, originales. In vitro,
et fort probablement in vivo, ils peuvent certes se comporter en amorceurs et déclencher le
travail de 1'ADN polymérase ADN dépendante qui intervient dans la synthèse d'ADN à partir
de 1'ADN du génome; mais, à cause de leurs nucléotides A et G terminaux, ils peuvent aussi
servir de matrice à une ADN polymérase ARN dépendante qui va les transcrire en ADN
étranger.

Ce double comportement permet d'interpréter les résultats, paradoxaux au premier abord, des
expériences publiées en 1978, la même année que la découverte des RLB.

Quand les ARN-fragments U2 sont inoculés en même temps que la bactérie oncogène
(A. tumefaciens, souche B6), leur présence entrâîne une augmentation d'environ 80 % du poids
des tumeurs par rapport aux tumeurs témoins produites par la bactérie seule. Ils agissent donc
en amorceurs.

S'ils sont introduits dans la tige après que les cellules végétales aient été transforrnées en
cellules tumorales par A. tumefaciens, les ARN-fragments U2 inhibent fortement la
prolifération des tumeurs, dont ils provoquent ensuite la nécrose précoce. Ils se comportent
alors en matrice pour 1'ADN polymérase ARN dépendante et 1'ADN étranger formé à partir
d'eux vient bloquer les rouages de la réplication anormalement rapide et forte de 1'ADN
autochtone. I1 faut penser que l'équilibre entre différentes enzymes présentes dans la cellule a
été modifié par la transformation maligne - les gènes n'étant plus normalement régulés - et
qu'en particulier, une ADN polymérase ARN dépendante connâît une activité accrue.

Néanmoins, les deux types d'action des ARN-fragments U2 ne se manifestent qu'en présence
d'un apport excessif d'auxine. Cette observation, de même que l'absence d'effet des ARN-
fragments U2 au niveau des cellules normales, trouveront leur explication plus tard, lorsque
Beljanski aura mis en évidence l'état déstabilisé de 1'ADN cancéreux.

RÉSUMÉ

Beljanski, avec son équipe, étudie la cancérogénèse chez les plantes. Il postule que
les ARN tumorigènes introduits dans la plante sont découpés par des enzymes de la
cellule végétale en fragments amorceurs, environ trois fois plus courts. Ensuite,
l'équipe démontre que des fragments de la taille des amorceurs, obtenus à partir
d' ARN plus longs d' origines très différentes (bactéries , virus et même tissus
animaux), sont capables d'induire des cancers végétaux, mais seulement en présence
d'un excès d'auxine.

Beljanski envisage alors la possibilité d'inhiber le développement de ces tumeurs à
l'aide d'autres ARN-fragments. Une série d'expériences lui montre que certains
ARN-fragments (appelés U2) peuvent, selon qu'ils sont inoculés à la plante en même
temps que la bactérie oncogène A. tumefaciens ou après la formation de la tumeur, se
comporter soit en amorceurs, soit en inhibiteurs de la prolifération cellulaire, mais
toujours en présence d'un excès d'auxine. I1 donne l'explication de cette dualité
d'action.