LES ARN TRANSFORMANTS

La mise en évidence des ARN transformants marque le véritable point de départ de la longue
succession de découvertes de Beljanski.

En 1967-1968, il étudie la résistance bactérienne à la showdomycine. Cet antibiotique extrait
d'un champignon microscopique (un Streptomyces) d'Extrême-Orient est un nucléoside
naturel. Sa structure est proche de celle de l'uridine, qui entre dans la composition des ARN;
il semble donc susceptible, à cause de cette ressemblance, d'avoir une action au niveau des
acides nucléiques.

Chez la bactérie Escherichia coli apparaissent très facilement des souches résistantes à la
showdomycine. Leur croissance est toujours légèrement meilleure que celle des bactéries
sauvages'l'.

A l'analyse, les chercheurs constatent que les divers ARN des mutants, à l'exception des ARN
de transfert, contiennent deux fois plus de bases puriques, adénine et guanine (A et G), que de
bases pyrimidiques, cytosine et uracile (C et U), ce qui représente un fort excédent par rapport
à la souche sauvage.

En outre, les mutants excrètent dans leur milieu de culture un ARN de petite taille, d'environ
150 nucléotides, semblablement riche en bases puriques. Isolé et ajouté en faible quantité au
milieu de culture des bactéries sauvages, cet ARN les transforme: à leur tour, elles excrètent
un ARN identique, tandis qu'elles acquièrent les mêmes caractéristiques que les mutants.

Et 1'ARN qu'elles excrètent va, de proche en proche, transformer d'autres bactéries sauvages.
Dans une culture contenant 2 % de mutants pour 98 % de bactéries sauvages, ces dernières
seront toutes modifiées en l'espace de dix à seize heures. C'est la raison pour laquelle la
transformation est stable. La ribonucléase, qui dégrade les ARN, empêche son apparition,
preuve qu'elle est bien causée par un ARN.

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Transformation génétique des bactéries
par showdomysine et par ARN exorété (réf.68)
wild type = bactérie sauvage


(1) L'explication de ce fait ne sera donnée qu'une douzaine d'années plus tard (voir chapitre Xll).
Rappelons que les souches mutantes se distinguent des souches normales, ou sauvages, par diverses propriétés.

Chez les mutants, la transformation des ARN, en particulier des ARN messager et ribosomique,
devenus plus riches en bases puriques, s'accompagne d'une transformation des protéines: c'est
le cas de celles des ribosomes, qui pourtant demeurent parfaitement actifs, et de celles qui
constituent plusieurs enzymes, en particulier la PNPase'2' . Or celle-ci, rappelons-le, est. capable
de synthétiser in vitro un polymère équivalent à un ARN artificiel, ce qu'on appelle un
poly AGUC (initiales des bases qui entrent dans sa composition et qui sont les mêmes que celles
de 1'ARN).

Beljanski et son équipe ont montré qu'in vitro, la PNPase extraite des mutants, mise en
présence de quantités égales des quatre bases, synthétisait un poly AGUC contenant deux fois
plus de A et de G que de U et de C. En outre, cette enzyme est toujours liée, in vivo, à de faibles
quantités d'ARN - dans le cas des mutants, un ARN transformant - qui sert de matrice, de
modèle, au cours de la synthèse.

I1 semblait donc possible d'attribuer la synthèse in vivo des ARN transformants à la PNPase,
d'autant plus que la showdomycine est sans effet sur une autre enzyme dont le rôle est
également fondamental, 1'ARN polymérase ADN dépendante, qui assure la synthèse des ARN
à partir de 1'ADN. Les nouveaux ARN, plus riches en bases puriques, ne sont d'ailleurs pas
complémentaires de 1'ADN du génome des bactéries, qu'elles soient sauvages ou mutantes; ils
ne s'hybrident que très faiblement avec cet ADN.

Mais quelle peut être la relation de 1'ARN transformant avec le génome de la bactérie
transformée ? Beljanski postule l'existence d'un épisome à ARN, c'est-à-dire d'un ARN qui,
normalement, reste "collé" à 1'ADN et qui existerait non seulement chez les mutants, mais
aussi chez les bactéries sauvages. Sous l' action de la showdomycine, il serait détaché de
1'ADN, puis excrété. Ainsi pourront être transformées d'abord la bactérie soumise à
l'antibiotique, puis toutes celles qui absorberont 1'ARN transformant.

L'équipe apporte différentes preuves à l'appui de ces hypothèses qui, dans ces années-là, sont
révolutionnaires. D'une part, 1'ARN transformant excrété dans le milieu de culture est
effectivement absorbé, intact, par les bactéries non encore transformées qui, ensuite, ne le
dégradent pas. D'autre part, fait singulier mais prévu par Beljanski, 1'ARN épisome existe bien
chez les bactéries sauvages. On peut l'isoler, le détacher de 1'ADN de la souche sauvage.
Ensuite, introduit pur dans le milieu de culture où poussent des bactéries sauvages, il produit
chez elles des transformations identiques à celles qu'entrâîne 1'ARN excrété par les mutants. I1
faut donc penser que, tant qu'il demeure collé à 1'ADN de la bactérie d'origine, il reste inactif
et qu'il agit dès qu'il est libre.

En outre, la PNPase sait, in vitro, "reconnâître" 1'ARN transformant et s'en servir comme
matrice pour synthétiser un ARN identique. Dès ces premières recherches, nous voyons les
Beljanski s'intéresser de près à cette faculté que possède une substance de "reconnâître"
certaines molécules; ce concept va jouer un grand rôle au cours de leurs travaux.

Beljanski et ses collaborateurs vont maintenant entreprendre d'autres expériences qui
rejoignent leurs préoccupations ultérieures. Dans ces années 70, comme tous les chercheurs, ils
sont confrontés à l'énigme de l'origine et de la formation des cancers, dont on commence à
mieux connâître sinon les causes, du moins les conditions d' apparition et de développement.
Ce n'est pas encore le principal sujet de recherche de Beljanski. Cependant, son attention se
tourne vers une bactérie bien connue pour causer des tumeurs cancéreuses chez les plantes:

Agrobacterium tumefaciens. I1 va, avec P. Manigault, l' exposer, in vitro, aux ARN
transformants issus d' E. coli. Peut-être va-t-il se produire une transformation qui modifiera le
pouvoir tumorigène d'A. tumefaciens. Peut-être jettera-t-elle quelque lumière sur le processus
de cancérisation des cellules végétales, et, par extension, des cellules animales, car Beljanski a
toujours considéré que le mécanisme de la formation des tumeurs malignes était unique et
universel.

Oui, les ARN transformants d'E. coli modifient les propriétés tumorigènes d'A. tumefaciens.
Des souches transformées stables apparaissent, qui ont perdu tout ou partie de leur faculté de
causer des tumeurs chez les plantes, et qui ont acquis certaines propriétés nouvelles. Une fois
établies ces souches véritablement neuves, on n'y retrouve plus trace de 1'ARN transformant
qui a causé les modifications à l'origine de leur création. I1 s'agit nettement du transfert d'une
information héréditaire, d'une souche à une autre, par l'ARN transformant.

Commencées vers 1971 et publiées à partir de 1972, les recherches de l'équipe sur
A. tumefaciens vont se prolonger pendant des années.

La possibilité de transformer des bactéries par l'entremise de l'ADN était connue et admise de
longue date depuis les travaux d'Avery sur le pneumocoque, parus en 1944. Mais maintenant,
pour la première fois dans l'histoire de la biologie, la preuve était apportée que l'ARN,
jusqu'alors relégué à des tâches relativement subalternes, pouvait, lui aussi, provoquer une
transformation génétique, stable, héréditaire.

Cette propriété que possède l'ARN de servir de vecteur à des informations héréditaires fut
confirmée plus tard, chez des algues bleues, des champignons microscopiques, mais aussi des
poissons, par d'autres chercheurs dans des laboratoires étrangers.

RÉSUMÉ

Beljanski découvre les ARN transformants. Excrétés par des souches mutantes de la
bactéri e Escheri chi a coli , il s sont c apables de transformer de s bactéri es s auvage s de
même espèce: elles acquièrent les caractères distinctifs des mutants et excrètent à
leur tour l'ARN transformant.

Les ARN transformants, de petite taille, sont exceptionnellement riches en bases
puriques (G et A). Synthétisés par la PNPase, indépendamment de 1'ADN, ils se
maintiennent normalement "collés" à celui-ci: ils existent également, dans cet état
inactif, chez les bactéries sauvages. A la faveur de circonstances particulières, ils
peuvent. se détacher de l'ADN et devenir actifs; c'est ce qui se produit chez les
mutants sous l' influence d' un antibiotique, la showdomycine.

Ces ARN peuvent également transformer des bactéries d'une espèce distincte de celle
dont ils sont issus. Quand ils sont absorbés par une bactérie qui cause des cancers
chez les plantes, Agrobacterium tumefaciens, des souches transformées stables
apparaissent, dont certaines ont perdu leur pouvoir tumorigène.

Les souches transforrnées ne contiennent plus trace de l'ARN transformant. Celui-ci
a donc véritablement transféré une information héréditaire d'une souche bactérienne
à une autre. Pour la première fois dans l'histoire de la biologie, la preuve est apportée
qu'un ARN peut provoquer une transformation génétique stable et héréditaire.