L'ARN TUMORIGÈNE

Beljanski pouvait maintenant pousser plus loin ses recherches sur le pouvoir tumorigène
d'Agrobacterium tumefaciens, matériel auquel il est souvent retourné.

Cette bactérie du sol provoque chez de nombreuses plantes la formation de tumeurs
transplantables appelées crown-gall, qui ont les caractères d'un cancer. La bactérie n'intervient
que dans l'induction de la tumeur. Les cellules cancéreuses prolifèrent ensuite de façon
autonome, hors de la présence du micro-organisme, et, greffées aseptiquement à une plante
saine, y donnent de nouvelles tumeurs.

Depuis longtemps, l'origine du pouvoir oncogène d'A. tumefaciens faisait l'objet d'une
controverse. A l'opinion générale, qui optait pour la responsabilité de 1'ADN bactérien,
s'opposaient les observations de quelques chercheurs, comme, aux Etats-Unis, A.C. Braun, qui
venaient à l'appui de l'intervention d'un ARN.

Tous les travaux précédents de Beljanski le poussaient à rechercher la présence d'un ARN
tumorigène.

I1 l'a cherché dans des souches diverses d'A. tumefaciens: bactéries virulentes, c'est-à-dire
oncogènes, souche rendue avirulente par 1'ARN transformant d'E. coli, souche naturelle
avirulente, souche atténuée... Dans tous ces germes, qu'ils soient ou non oncogènes, il a
découvert le même ARN spécifique de petite taille.

L'équipe a d'ailleurs pu isoler, non plus à partir d'Agrobacterium tumefaciens, mais à partir
d'une bactérie qui n'est pas tumorigène, Escherichia coli, un ARN particulier qui, lui aussi, est
oncogène chez la plante Datura stramonEum. Cet ARN diffère de 1'ARN transformant, qui
n'est aucunement inducteur de tumeurs. Ces deux ARN n'ont en commun que leur richesse en
bases puriques, ainsi qu'une taille relativement faible.

L' existence de cet ARN oncogène ou, du moins, d' un gène capable de le produire dans
certaines conditions, soulevait des questions fondamentales au sujet de la régulation de
l' expression des gènes et de la libération de leurs produits. Beljanski fournira une explication
de ces phénomènes quelques années plus tard.

A la faveur de ces recherches, Beljanski et ses collaborateurs commencent à découvrir la
richesse d'un monde encore inexploré, celui des ARN de petite taille, terra incognita sur
laquelle ils ne vont pas hésiter à se lancer.

Peu à peu, au cours de ces dernières années, l' importance de cette catégorie de molécules,
qu'ils proclamaient depuis une décennie, commence à apparaître aux yeux de la communauté
scientifique, à la lumière de résultats obtenus récemment par d'autres chercheurs. Encore une
fois, ceux-ci ne citent pas Beljanski, ou, tout simplement, ignorent l'existence de ses
publications, qui pourtant, en dépit des efforts adverses, ont paru dans de grandes revues
scientifiques internationales. I1 n'est pas bon d'être trop en avance sur son temps...

Les expériences sur A. tumefaciens posent une double énigme. Par quel mécanisme la bactérie
entière, et non plus simplement 1'ARN oncogène qui en est isolé, induit-elle une tumeur chez
la plante ? Pourquoi les souches avirulentes, bien que possédant un ARN oncogène,
n'induisent-elles pas de cancer ?

Les nombreuses expériences réalisées permettent de distinguer une première étape de
conditionnement qui rend la plante réceptive à l' action de la bactérie. En effet, ni 1'ARN isolé,
ni la bactérie entière ne peuvent agir sans qu ' il y ait eu blessure au point d' inoculation (incision
expérimentale ou, dans la nature, traumatisme), suivie de la formation d'un cal cicatriciel,
constitué de tissu peu organisé.

Mais une seconde condition est nécessaire à l'induction de l'état tumoral par la bactérie: la
présence d'une certaine concentration d'auxine à proximité du point d'inoculation. Cette
hormone de croissance des végétaux est certes déjà indispensable, à faible dose, à la formation
du tissu cicatriciel, mais il en faut une quantité plus grande pour que les cellules saines se
transforment en cellules tumorales. A présent, Beljanski ne peut que le constater; plus tard, il
en expliquera la raison.

Au cours des expériences utilisant 1'ARN isolé, cet afflux d'auxine était obtenu par la méthode
qui consiste à cultiver un fragment de tige à l'envers (le bas en haut) sur le milieu stérile. Dans
les infections produites par la bactérie entière, on pouvait supposer que divers facteurs étaient
introduits dans la plante par le germe, dont l' un au moins avait pour effet d' entraîner la
présence des taux nécessaires d'auxine au point d'inoculation.

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Tiges de Datura stramonium infectées avec AgrobacterSum tumefaciens.
Comparaison du pouvoir tumorigène de la souche sauvage B6 et des
transformants B6 Tr.4 et B6 Tr. 1.
Témoin non infecté (réf.68).

Lorsqu'ont été réalisées chez la plante les conditions physiologiques de la tumorogenèse, la
bactérie pénètre dans le tissu végétal et y libère son ARN oncogène. Ce dernier induit la
transformation tumorale des cellules infectées. Une fois que celles-ci sont devenues des
cellules cancéreuses, la présence de la bactérie est devenue inutile pour que cet état se
transmette à leur descendante.

Que se passe-t-il dans le cas des souches dépourvues de virulence ? On trouve chez celles-ci,
lorsqu'elles résultent de l'action des ARN transformants d'E. coli, des protéines, parmi
lesquelles des enzymes, distinctes de celles de la souche sauvage. Peut-être à cause de la
présence de facteurs peptidiques différents, il est possible que les souches avirulentes ne
puissent pas libérer 1'ARN oncogène qu'elles contiennent, ou bien qu'elles soient incapables
de réaliser chez la plante l'apport hormonal nécessaire à la transformation tumorale.

Ces expériences surA. tumefaciens marquent le début des travaux de l'équipe sur les relations
entre cancers végétaux et taux d'auxine, qui devaient avoir d'autres prolongements.

RÉSUMÉ

Chez la bactérie Agrobacterium tumefaciens, qui provoque chez les plantes la
formation de tumeurs cancéreuses appelées crown-gall, Beljanski découvre l'ARN
tumorigène. Isolé et inoculé à une plante saine, il est à lui seul capable de faire
apparâître un cancer. Le transfert d'un plasmide (morceau d'ADN situé hors des
chromosomes dans le cytoplasme) de la bactérie à la plante n'est donc pas, comme
on le croit encore aujourd'hui, nécessaire pour transmettre la maladie. La présence
d' un excès d' auxine, hormone de croissance végétale, est néanmoins indispensable à
la formation de la tumeur.

Un ARN tumorigène existe chez les souches d'A. tumefaciens qui ne sont pas
pathogènes. On peut en extraire également d'une bactérie non cancérogène, E. coli.

Il s'agit de nouveau d'un ARN de petite taille, exceptionnellement riche en bases
puriques. Il est différent des ARN transformants.

Aux yeux de Beljanski et de ses collaborateurs, I'importance des ARN de petite taille
pour le fonctionnement cellulaire se dégage de plus en plus clairement; elle ne sera
reconnue par la communauté scientifique que des années plus tard.

Au cours de ses recherches sur l'ARN tumorigène, I'équipe met en lumière
l'intervention de l'auxine dans la formation des cancers végétaux