PREMIÈRES RECHERCHES

En 1948, au moment où Mirko Beljanski commença sa thèse dans le service du brillant
biochimiste Macheboeuf, à l'Institut Pasteur, bien des notions qui sont aujourd'hui enseignées
dans les écoles étaient encore inconnues. La structure en double hélice de 1'ADN ne sera
proposée qu'en 1953; 1'ARN messager n'est définitivement mis en évidence qu'en 1960. Toutes
les connaissances qui ont mis de l' ordre dans l' image que nous nous faisons de 1'ADN, de son
fonctionnement et de la synthèse des protéines et qui permettent aujourd'hui à la biologie
moléculaire d'effectuer des manipulations génétiques étaient loin d'être acquises. I1 y avait
encore là un haut mur à percer, dont les pierres devaient être ébranlées les unes après les autres.

Quelques années seulement s'étaient écoulées depuis l'apparition des premiers antibiotiques;
mais déjà se posait avec acuité le problème de l'antibiorésistance bactérienne. Pour quelle
rai son certains germe s ou bien certains mutants de souches sensibles étaient-ils c ap able s de
résister à l'action d'un antibiotique ?

Macheboeuf proposa à Beljanski, comme sujet de thèse, l'étude de l'origine de la résistance
bactérienne à la streptomycine. Et le jeune chercheur eut l'idée, et voulut démontrer, que
plusieurs antibiotiques pouvaient induire des modifications au niveau des acides nucléiques
bactériens, en particulier des ARN. I1 avait vu, en effet, que, chez diverses espèces, des mutants
résistants à la streptomycine accumulaient certains types d'ARN pendant des périodes
déterminées.

Ces recherches de Mirko Beljanski sur l'antibiorésistance bactérienne devaient se prolonger
encore trois ans après la fin de son doctorat d'Etat, obtenu en 1951. Elles devaient, tout en lui
permettant de choisir des techniques d'analyse qui allaient être essentielles à ses travaux
ultérieurs, le conduire à d'autres investigations sur les bactéries qui représentent le premier pas
sur la voie de ses découvertes actuelles.

Elles devaient aussi lui attirer ses premiers ennuis, car les conclusions auxquelles l'avait amené
une étude de la photorestauration chez certaines bactéries mutantes'l' allaient à l'encontre des
idées acceptées basées sur des hypothèses de chercheurs connus. Ces recherches, qui portent
sur un processus qui a joué un grand rôle au cours de l'évolution des espèces, sont un premier
témoignage de l'intérêt que Beljanski a toujours porté à celle-ci.

En 1954, Beljanski tente, comme bien d'autres biochimistes, de percer le secret du mécanisme
de la synthèse des protéines par les cellules, processus encore inconnu et dont le lien avec les
ARN n'est que soupçonné. En 1956, boursier de l'Université de New York, il part pour deux
ans avec Monique, devenue dès son mariage sa collaboratrice, à la New York Medical School,
dans le laboratoire de Severo Ochoa.

Ce biochimiste renommé vient, avec son équipe, de découvrir une enzyme, la
polyribonucléotide phosphorylase (PNPase), capable de réaliser in vitro la synthèse des
ribopolymères et, en particulier, des ARN. Par la suite, les Beljanski devaient utiliser bien
souvent la PNPase au cours de leurs recherches.

(1) Ce processus, par lequel des lésions dues à la lumière ultraviolette sont réparées à l'aide de la lumière visible,
met en jeu différents composés, sur la nature desquels Beljanski a apporté des précisions inédites. La
photorestauration peut concerner des rouages essentiels tels que les enzymes respiratoires ou les pigments de
la photosynthèse, qui ont une grande importance dans l'histoire de l'évolution.

Un des mystères qui, pour la biologie contemporaine, se sont montrés les plus difficiles à
résoudre a été celui du code génétique. Comment 1'ADN, avec un "langage" écrit à l'aide de
quatre "lettres", représentées par les quatre bases distinctes qu'il contient: adénine, thymine,
guanine, cytosine, pouvait-il ordonner aux vingt acides aminés nécessaires de se lier dans un
ordre précis pour former des milliers de protéines différentes ?

Beljanski pressentait le rôle d'intermédiaire entre 1'ADN et les acides aminés que doit jouer
1'ARN: il devait exister, pour se fixer à chacun des acides aminés à placer dans la protéine, un
ARN spécifique capable, en même temps, de se lier de façon privilégiée à certaines bases de
1'ADN'2'... C'est ce que l'on devait plus tard nommer ARN de transfert. En 1957, ses
expériences effectuées avec des ARN synthétiques, constitués d'un seul type de nucléotides
(homopolymère) ou de plusieurs (hétéropolymère), montrèrent que l'incorporation d'acides
aminés pour former des protéines était effectivement stimulée.

Mais si l'idée était bonne, les conditions n'étaient pas réunies pour la réussite. Les expériences
ne furent pas assez reproductibles, en partie par manque de techniques de purification
suffisamment poussées, qui faisaient défaut à l'époque. Mais, en 1958, le moment était venu
pour les Beljanski de rentrer en France, laissant à regret des travaux inachevés.

Quelques années plus tard, grâce aux efforts de plusieurs équipes de chercheurs à travers le
monde, le mécanisme de la synthèse des protéines était enfin élucidé. En 1960 fut annoncée la
découverte de 1'ARN messager, qui, reflet des gènes contenus dans 1'ADN, précise l'ordre dans
lequel les acides aminés doivent être assemblés pour former les protéines. De 1961 à 1966 fut
définitivement précisé le "code" utilisé, constitué de "mots" formés d' assemblages de trois bases
et transmis par cet ARN messager. Aux messages de ce code répondent les ARN de transfert
spécifiques des divers acides aminés; ils se lient à ces derniers et viennent les mettre en place
dans l'ordre déterminé en se fixant de façon transitoire à 1'ARN messager. La formation des
protéines dans la cellule a lieu, rappelons-le, au niveau d'organites spécialisés, les ribosomes.

Beljanski ne devait pas abandonner ses recherches sur le rôle des ARN dans la synthèse des
protéines. I1 allait découvrir, entre 1958 et 1961, un processus de synthèse peptidique où
intervient un ARN particulier, qui est distinct de 1'ARN de transfert et peut se lier à différents
acides aminés. De tels ARN se trouvent associés à un complexe enzymatique particulier qui
intervient dans la synthèse peptidique et qui peut être extrait de certaines bactéries, de foie de
rat, de levures. Les résultats de ces travaux furent confirmés une dizaine d'années plus tard par
des chercheurs étrangers. En 1960, Mirko Beljanski reçut le prix Charles-Léopold Mayer
décerné par l'Académie des Sciences.

En 1965, Beljanski a également été le premier à montrer que, intact et complètement dissocié
des protéines auxquelles il est normalement lié, un ARN extrait d'un virus de plante, le virus
de la mosaïque jaune du navet, peut lui aussi former un complexe avec des acides aminés. I1
décrivit en détail le processus. Si ces résultats ont été, depuis, corroborés à plusieurs reprises
par des laboratoires étrangers, ils ont été soit niés, soit volontairement déformés par des
chercheurs français dont pourtant certaines expériences les avaient confirmés, mais qui ne
voulaient pas admettre qu'un ARN différent de 1'ARN de transfert puisse fixer les acides
aminés pour former des protéines.

En effet, à l'Institut Pasteur, bien des choses avaient changé. En 1953, Macheboeuf était mort
subitement. Son service avait été repris par Jacques Monod, dont l'autorité ne faisait que
grandir: il devait plus tard diriger l'Institut Pasteur et recevoir un prix Nobel. Comme cela s'est
vu souvent au cours de l'histoire des sciences, Monod soutenait un dogme, celui de la toute-
puissance de 1'ADN, assorti de rôles fixes pour chacun des rouages de la mécanique qui
présidait à la régulation et à 1' expression des gènes, effectuées exclusivement par
l'intermédiaire de protéines.

Or, dans son propre service, mais en opposition constante avec ses idées, Beljanski et ses
collaborateurs devaient poursuivre leurs travaux pendant vingt cinq années accumulant des
découvertes qui infirmaient le dogme. C'est pourquoi l'équipe fut confinée dans deux petites
pièces inconfortables et privée des moyens matériels qui lui auraient permis de développer
pleinement ses recherches.

Mais les Beljanski refusèrent de récuser les vérités que démontraient leurs expériences. Ils
poursuivirent leur travail, ne voulant pas partir ailleurs et ne le pouvant du reste pas, car le
pouvoir de ceux qu'il faut bien appeler leurs persécuteurs ne faisait que s'étendre; accusés
d'être des rêveurs, des utopistes, parce que leur probité ne pouvait être contestée, ils étaient
néanmoins observés de très près dans leurs recherches... Nous ne dirons pas plus de cette
étrange oppression aux aspects psychologiques multiples.

RÉSUMÉ

Dès le début de ses recherches, Beljanski, qui travaille à l'époque à l'Institut Pasteur,
s'intéresse aux ARN. Comme beaucoup d'autres biochimistes de l'époque, il tente de
percer le code génétique qui préside à la synthèse des protéines. I1 est sur la voie de
la découverte de 1'ARN de transfert, mais des difficultés techniques l'arrêtent en
chemin. Néanmoins, par la suite, il met en évidence la capacité qu'ont d'autres ARN,
d'origine virale en particulier, d'intervenir de façon décisive dans la synthèse des
liaisons peptidiques pour former des protéines.

I1 a saisi avant l'heure l'importance des ARN dans les mécanismes de la vie. Son
indépendance d' esprit vis-à-vis de l' interprétation en vogue, dogme rigide affirmant
la toute-puissance de 1'ADN et le rôle subordonné de 1'ARN, lui attire ses premiers
ennuis. Au fil des ans, il vont se muer en une véritable persévution, à mesure qu'il
accumulera des observations sapant les fondements du dogme.