LA TRANSCRIPTASE INVERSE

Le dogme de la toute-puissance de 1'ADN avait donc été profondément ébranlé, ce qui
provoqua la fureur de ses partisans.

En 1970, Howard Temin, aux Etats-Unis, avait découvert, chez un virus ayant pour génome un
ARN, une enzyme capable de copier 1'ARN en ADN. Elle effectuait donc l'opération inverse
de celle que l'on considérait jusqu'alors comme seule possible, la transcription d'un ADN en
ARN; d'où les noms de transcriptase inverse choisi pour l'enzyme nouvelle et de rétrovirus
pour désigner les virus qui l'utilisent"'.

L' existence de cette enzyme était en soi un fait majeur. Néanmoins, au moment où elle fut
connue, sa découverte, accueillie avec grand intérêt, put sembler concerner le seul domaine des
virus dont la biologie était déjà fort peu orthodoxe par rapport à celle des cellules.

Pourtant, se demanda Beljanski, une transcriptase inverse n'existerait-elle pas également chez
les bactéries ? En effet, une telle enzyme permettrait à 1'ARN transformant d'inscrire dans le
génome du micro-organisme transformé les modifications dont il était porteur. L'ARN
transformant était-il simplement accroché tel quel à 1'ADN bactérien, ou bien était-il copié en
un ADN intégré ensuite au génome ?

Dès 1971, soit quelques mois après l'annonce des travaux de Temin, Beljanski parvint, le
premier, à démontrer qu'une transcriptase inverse existait bien chez les bactéries. I1 voulut
publier ce résultat; mais ses ennemis tentèrent à tout prix d'étouffer sa découverte, réalisant
qu'une telle nouvelle porterait un coup fatal au dogme en démontrant de façon définitive qu'un
ARN était, tout autant que 1'ADN, capable non seulement de contenir, mais de transmettre des
informations héréditaires.

A partir de 1972, cependant, Beljanski parvint à publier ses travaux. Ceux-ci avaient d'abord
fourni la preuve que la transcriptase inverse isolée à partir d'E. coli pouvait à elle seule, in vitro,
assurer la transcription en ADN d'ARN courts bactériens. Puis la recherche de l'enzyme fut
étendue à A. tumefaciens. Une transcriptase inverse y est également présente; elle peut copier
1' ARN transformant d' E. coli en ADN. Suit la démonstration que cet ADN peut être intégré au
génome de la bactérie: ainsi s'explique la stabilité des caractères des souches transformées
d'A. tumefaciens.

Néanmoins, remarque Beljanski, il n'est pas nécessaire que le nouvel ADN soit incorporé au
génome de la bactérie. I1 peut, hors de celui-ci, rester lié à l'ARN qui lui a servi de matrice,
protégeant ainsi ce dernier de l'action d'autres molécules pour ne le libérer qu'au moment
voulu. Les résultats obtenus par d'autres équipes, dans les années 70, concernant la synthèse
d'ADN à partir d'ARN messager d'hémoglobine peuvent être interprétés dans ce sens; en
outre, dans un travail publié en 1964, A.H. Evans signale déjà une préparation "hybride"
d'ARN et d'ADN peut transférer au pneumocoque une résistance aux sulfamides. Les
conclusions des expériences de Beljanski permettent donc de comprendre et de relier entre eux
des faits isolés et difficilement interprétables.

Ces conceptions, hardies pour l'époque, trouvent aujourd'hui une confirmation dans les
nombreux travaux qui signalent l'existence d'hybrides d'ARN et d'ADN, ainsi que la présence
d' une grande quantité d'ADN dans le cytoplasme. Le contrôle de tous les caractères d' une
cellule par le seul ADN confiné dans les chromosomes est désormais une notion périmée.

Quatre ans après les expériences de Beljanski, la présence d'une transcriptase inverse dans
A. tumefaciens est annoncée par des chercheurs américains, qui ne citent pas les travaux
l'équipe française.

Celle-ci poursuit ses recherches et, en 1977, puis en 1980, démontre, en collaboration avec le
Professeur S. Dutta (Washington), que chez le champignon microscopique Neurospora crassa,
objet classique de nombreuses expériences, s'effectue également une transcription d'ARN en
ADN au moyen d'une transcriptase inverse propre à cet organisme. Enfin, en 1986, Beljanski
et le Professeur M.C.Niu (Philadelphie) devaient mettre en évidence l'existence d'une
transcriptase inverse dans de s œufs de pois son dépendante de la présence de fer ferrique.

Enfin, en 1978, Beljanski et ses collaborateurs étendent encore la portée de leurs résultats en
prouvant que la transcriptase inverse est capable de transcrire en ADN une grande variété
d'ARN de petite taille (de 65 à 200 nucléotides) qui, nous le verrons plus loin (chapitre V), sont
des pivots des régulations cellulaires. La transcription n'a pas besoin d'être "amorcée" par un
autre ARN. Ces résultats sont, eux aussi, combattus jusqu'à ce qu'ùn travail similaire soit
publié plusieurs années plus tard aux Etats-Unis.

Or, oubliant même certaines recherches précédentes de leurs compatriotes, des scientifiques
américains annoncent en 1989 qu'ils ont enfin découvert une transcriptase inverse chez des
bactéries ! Bien sûr, aucune allusion n'est faite aux résultats de l'équipe française, ni par ces
auteurs, ni par d'autres qui font grand bruit autour de cette première mondiale, et dont l'un avait
personnellement félicité Beljanski près de vingt ans auparavant et même cité ses travaux dans
la bibliographie d'une de ses publications.

C'est qu'aujourd'hui, la transcriptase inverse est devenue une enzyme vedette. Au fil des
années, elle a été mise en évidence jusque dans les cellules végétales et animales.
L'incorporation d'ADN étranger dans un génome est actuellement considéré comme un
phénomène courant, observé chez les virus, les micro-organismes, les plantes, les animaux, et,
dans le génome humain, la présence de certaines séquences d'ADN refléterait la transcription
d'ARN de petite taille d'origines diverses. En effet, quelle que soit la provenance de l'enzyme
et de l'ARN, ce dernier peut être transcrit en ADN: par exemple, une transcriptase inverse de
cellule animale peut transcrire en ADN un ARN d'origine virale. Beljanski a été parmi les
premiers à comprendre le rôle majeur qu'a dû jouer la transcriptase inverse au cours de
l'évolution des espèces.

RÉSUMÉ

Découverte par Temin (Etats-Unis) chez un virus, la transcriptase inverse est une
enzyme qui transcrit les ARN en ADN; c'est l'inverse du seul processus connu
jusqu'alors.

Peu après, Beljanski isole pour la première fois une transcriptase inverse chez des
bactéries: E. coli, puis A. tumefaciens. Plus tard, il en découvrira chez un
champignon microscopique et dans des œufs de poisson.

La transcriptase inverse est capable de copier les ARN transformants en un ADN qui
peut ensuite incorporé au génome de la bactérie-hôte. Ainsi s'explique la stabilité des
caractères des souches transformées.

Néanmoins, 1'ADN synthétisé à partir d'un ARN transformant peut rester lié à celui-
ci, ce qui le protège jusqu'à sa libération. De nombreux travaux actuels confirment le
bien-fondé de ces conceptions très hardies pour l'époque.

Nous pouvons maintenant résumer ce que nous avons appris au sujet des ARN
transformants:

- ils sont synthétisés en dehors de l'ADN par la PNPase;

- ils peuvent ensuite:
OE soit venir directement s'accrocher à l'ADN,
OE soit être transcrits en ADN par une transcriptase inverse;

- cet ADN peut, à son tour:
OEsoit se détacher de l'ARN transformant qui lui a servi de matrice et être
incorporé au génome de la cellule-hôte; I'ARN transformant redevient alors
libre et actif;
OE soit demeurer lié à l'ARN transformant dans le cytoplasme, le protégeant et le
maintenant à l'état inactif.